Philippe Tesson

“Je ne suis pas né pour mourir.” Avec ces mots, celui qui incarnait à merveille l’esprit libre en France, a tiré la plus belle des révérences. Même Goethe en aurait été jaloux. Faust, son personnage mythique, épris de liberté et d’action, n’en serait-il pas resté bouche bée ? Jusqu’au bout, Philippe Tesson nous aura surpris et enchantés, retroussant ses pensées, maniant le verbe comme une épée, l’épée Joyeuse de Charlemagne. Tranchant, redoutable, inoubliable.

Sa fougue n’avait pas d’égal, à l’écrit comme à l’oral. Philippe Tesson allait à l’essentiel. L’œil bleu, vif et rond, renversant ses interlocuteurs, comme un tir de canon. S’il eut été militaire dans l’armée française, nous l’aurions volontiers imaginé hussard, exerçant le rôle d’éclaireur, avec courage et détermination. Prêt pour la charge décisive. La liberté, l’honneur, la justice, c’étaient là des valeurs solides, des sabres d’acier, lui valant respect chez ses pairs. Des valeurs vécues avec passion, défendues avec obstination, liées à une enfance secouée par l’invasion, le drame, les illusions.

L’enfant Tesson a 11 ans lorsque l’Allemagne nazie envahit la Pologne, en septembre 1939. Huit mois plus tard, il découvre la Hollande happée à son tour, la Belgique, puis sa douce France. En mai 1940, les chars d’assaut de l’armée allemande écrasent les campagnes. A la ville, les pavés millénaires claquent sous le bruit des bottes. Violence et démence. La conscience du jeune garçon est formée. Rien ne peut ébranler un enfant qui grandit dans la guerre.

Les chars allemands investissent la France
Mai 1940 : Les chars allemands investissent les villes et villages de France.  
“Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît” dit Vercors, dans Le Silence de la Mer.

Il aimait à dire, pour aller vite, que sa vie c’était sa mère, la guerre et le théâtre. A cela s’ajoutait l’amour du pays natal, un repère fondamental, fait de brume et de brouillard, mêlés à un ciel bas, humide et gris, teinte de la mélancolie. Des terres ravagées par le passé, portant les stigmates d’une Occupation éhontée, mais où régnait chez autrui force, chaleur et gaieté, en dépit des souffrances endurées : Tesson, était un enfant du Nord. “Les petites choses n’ont l’air de rien, mais elles donnent la paix“, Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne (1936). Philippe aurait aimé.

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Cartes postales d’avant-guerre : la gare de Wassigny, la rue de la Mairie, et l’église.

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L’église de Wassigny et son clocher.

A 17 ans, perplexe dans un monde dévasté, le choix des études d’histoire s’impose pour saisir les événements vécus dans sa chair et sa conscience. Nourri de Stendhal et de Voltaire, entre autres, Philippe Tesson étudie la philosophie, la littérature, se passionne pour le romantisme, né en Allemagne à la fin du XVIIIème siècle, et auquel il consacre une thèse. La quête du Beau, l’exaltation de la liberté, devient un peu sa propre quête, offrant une consolation certaine dans les années après-guerre. Les auteurs sont nombreux, aux noms faciles à prononcer – Friedrich Schleiermacher, Heinrich von Kleist, Johann Friedrich von Schiller, Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich von Schlegel, Heinrich Heine… Les compositeurs et les artistes peintres ont une profonde influence sur lui aussi, à l’instar de Beethoven, Schubert, Caspar David Friedrich, dont le chef d’œuvre “Le Voyageur contemplant une mer de nuages” devient presque un guide.

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Caspar David Friedrich,
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818

Les expériences se multiplient. Le goût de l’action se transforme rapidement en principe de vie. Philippe Tesson arpente le monde et marque, en 1960, une entrée fracassante dans un journal légendaire, dont la devise lui correspond bien : « Dans la guerre comme dans la paix, le dernier mot est à ceux qui ne se rendent jamais » (Georges Clémenceau). Le journal est Combat, l’un des plus grands journaux issus de la Résistance. Le défi, considérable. Son rédacteur en chef, l’une des plus importantes figures de la culture française, n’est plus. Albert Camus, prix Nobel, humaniste et conscience de la nation, décède dans un accident de la route, laissant un vide abyssal dans le cœur des Français, dont celui de Tesson.

Albert Camus, la conscience contre le chaos
Philippe Tesson, à la tête du journal légendaire Combat, © Photo News

Je n’écris pas, j’agis !

Travailleur acharné, gourmand des lettres et de l’actualité, le jeune patron de presse écrit, écrit, écrit… Il anime, refait le monde et rugit ! Une langue de feu, face aux langues de bois. Un duel qui durera plus d’un demi-siècle, pour le plus grand plaisir des lecteurs. Il se montre infatigable, débordant d’énergie. Balzac ne connaissait pas les RTT, Tesson non plus ! Il restera le symbole ultime d’une presse française libre, faite de gloire, d’audace et de lumière, avant l’hécatombe des réseaux sociaux. Avec lui, bon nombre de jeunes plumes s’épanouissent et apprennent, sans le savoir, une leçon de liberté : être soi-même.

Avec l’équipe du Quotidien de Paris

Je ne peux pas mourir, en laissant le monde comme ça

Philippe Tesson

Chaque journal est une vie en soi. Quinze ans chez Combat, vingt ans au Quotidien de Paris, aux Nouvelles Littéraires, et au Quotidien du Médecin – fondé avec son épouse, Dr Marie-Claude Tesson Millet, et autant d’années à L’Avant-scène Théâtre, dont il reprend la direction au début des années 2000. En parallèle, il couche ses pensées pour le Point, et commente l’actualité chez Radio Classique – impitoyable, drôle, caustique, aux côtés de Guillaume Durand.

Il y avait une joie extraordinaire, se souvient Armelle Héliot, en évoquant son expérience au Quotidien de Paris. Je sortais de la rédaction, j’avais mal aux abdominaux tellement j’avais ri dans la journée… Mais on riait parce qu’on s’aimait, parce qu’on aimait Tesson” (hommage poignant au Figaro Live, ici)

Le théâtre est sans doute son plus grand amour. Fervent admirateur de Shakespeare, des auteurs de tragédies grecques, comme Eschyle, Sophocle et Euripide, il est critique dans diverses publications, au Canard enchaîné, à L’Express, puis au Figaro Magazine, où il défend, dans le style qu’on lui connaît – engagé, passionné, vrai, le théâtre classique comme absolu. L’échange suivant, aux côtés de Jean-Christophe Buisson, est une merveille.

En 2012, il réalise un vieux rêve, en reprenant le Théâtre de Poche-Montparnasse, qu’il dirige avec ses filles, Stéphanie et Daphné Tesson. “Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve, une réalité.” Le précepte de Saint-Exupéry n’a plus de secret pour l’homme à la jeunesse éternelle.

Qu’est-ce que c’est le théâtre? Le théâtre c’est la découverte de la réalité :

il indique aux spectateurs qui ils doivent être.

Philippe Tesson

L’Audace, muse joyeuse, suit Philippe Tesson dans ses multiples vies. En 2016, il créé l’émotion en grimpant sur les planches pour la première fois, dans un cabaret, Le bœuf sur le toit (témoignage, aux côtés d’Olivier Bellamy). Eloge au Paris des Années folles, au Groupe des Six, et à Jean Cocteau, l’un de ses héros. Le créateur nous tend ici le miroir de son enfance, un hymne à “la joie, la gaieté, la libération, le plaisir, le bonheur, la liberté, la joie de vivre…” Une création haute en couleurs, où le jazz de Milhaud vibre, où les notes de Poulenc cognent le cœur, dans une valse nostalgique : Les Chemins de l’Amour.

Au crépuscule de sa vie, le théâtre offre à Philippe le plus beau des cadeaux : une renaissance. Le jeune comédien a alors 88 printemps.

Jean Cocteau, avec le Groupe des Six, au Bœuf sur le Toit, en 1931 :
Darius Milhaud, Georges Auric (dessin), Arthur Honegger, Germaine Taillefer, Francis Poulenc, Louis Durey.
Jean Cocteau

Mais c’est sur le plan familial que cet homme chaleureux et élégant donnera le meilleur de lui-même : trois beaux enfants, issus de son union avec Marie-Claude Millet. Deux filles pleines de talent – Stéphanie, metteuse en scène et directrice de théâtre, Daphné, journaliste et dramaturge, et un fils, aventurier et poète de notre temps, prénommé Sylvain. Tous ont hérité de sa passion pour l’action.

Lors d’un entretien télévisé en 2007, la journaliste Emmanuelle Dancourt lui avait demandé : “Quel est le luxe dont vous ne sauriez vous passer ?” L’ex-rédacteur en chef de Combat réfléchit, légèrement embarrassé, et finit par répondre, remué : “Mes enfants

Pouvait-il en être autrement ?

Philippe Tesson, entouré de ses enfants,
Daphné, Sylvain, Stéphanie, © Eric Garault/Pascoandco pour le JDD

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