Nuit du 17 au 18 février 1841
T’en souviens-tu, ma bien-aimée ? Notre première nuit, c’était une nuit de carnaval, la nuit du mardi-gras de 1833. On donnait je ne sais dans quel théâtre, je ne sais quel bal, où nous devions aller tous les deux, et où nous manquâmes tous les deux. (J’interromps ce que j’écris pour prendre un baiser sur ta belle bouche, et puis je continue.) Rien, — pas même la mort, j’en suis sûr, — n’effacera en moi ce souvenir. Toutes les heures de cette nuit-là traversent ma pensée en ce moment l’une après l’autre, comme des étoiles qui passent devant l’œil de mon âme. Oui, tu devais aller au bal, et tu n’y allas pas, et tu m’attendis, pauvre ange que tu es de beauté et d’amour. Ta petite chambre était pleine d’un adorable silence. Au dehors, nous entendions Paris rire et chanter et les masques passer avec de grands cris. Au milieu de la grande fête générale, nous avions mis à part et caché dans l’ombre notre douce fête à nous. Paris avait la fausse ivresse, nous avions la vraie.
N’oublie jamais, mon ange, cette heure mystérieuse qui a changé ta vie. Cette nuit du 17 février 1833 a été un symbole et comme une figure de la grande et solennelle chose qui s’accomplissait en toi. Cette nuit-là, tu as laissé au dehors, loin de toi, le tumulte, le bruit, les faux éblouissements, la foule, pour entrer dans le mystère, dans la solitude et dans l’amour. Cette nuit-là, j’ai passé huit heures près de toi. Chacune de ces heures a déjà engendré une année. Pendant ces huit ans, mon cœur a été plein de toi, et rien ne le changera, vois-tu, quand même chacune de ces années engendrerait un siècle.
Victor Hugo (1802-1885), Lettres à Juliette Drouet, Fayard, 2001.
Paris avait la fausse ivresse, nous avions la vraie.
Victor Hugo