Au cœur de la forêt d’Ermenonville, au nord de Paris, se dresse Chaalis, un ensemble architectural unique, millénaire, fondé en 1136 par le roi Louis VI. C’est ici que rayonnait l’une des plus puissantes abbayes de France, dont les ruines attestent encore des splendeurs passées. Au fil des siècles se sont ajoutés une Chapelle, un Palais aménagé en Château, un Parc à la Française, une Orangerie, et une Roseraie classée Jardin Remarquable. Incursion dans un royaume, par une journée d’hiver féérique…
Rien ne pouvait me retenir d’une pareille épopée, par un jour froid de janvier, pas même les flocons de neige, qui tombaient par milliers sur la route calme et mouillée. Le voyage, dans un vent glacial et humide, était digne des récits de Tolstoï. Manquaient juste la calèche, les chevaux, et le cocher, hurlant d’enthousiasme ! C’est ici que j’avais rendez-vous, avec neuf siècles d’Histoire. “J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans”, disait Baudelaire. Le Poète ne croyait pas si bien dire.
Dès l’arrivée, le Voyageur est surpris par les grilles majestueuses derrière lesquelles reposent, plus loin, des chefs d’œuvres de notre patrimoine, joyaux absolus et largement méconnus : les restes de l’Abbaye Royale, fondée par Louis VI, suite au décès de son cousin et frère d’armes, Charles le Bon ; la Chapelle Sainte-Marie, surnommée la “Sixtine” de l’Oise, ornée de la plus grande fresque de la Renaissance italienne en France ; le Château Jacquemart-André, vaste édifice du XVIIIème siècle ; le Parc, peuplé d’arbres centenaires, théâtre d’inspiration pour nos poètes et écrivains, et les étangs, qui brillent comme un miroir de cristal. Le tout dans un domaine de mille hectares, à l’abri du monde.
Plongée dans mes rêveries, je me demande quels esprits habitent encore ce lieu tout à fait unique en France, où s’entrelacent les siècles, un lieu qui submerge par sa grandeur, et qui touche par ses vestiges, oubliés de l’Homme moderne. Le lieu est régulièrement plébiscité par nombre de réalisateurs, à l’instar de Claude Lelouch, Jean-Marie Poiré ou encore Laurent Tirard. Il accueille aussi de grands mariages et des événements privés. Le cadre naturel s’y prête, merveilleusement bien.
Soudain une voix m’arrache à mon voyage intérieur. “Attendez-moi ! Je vais vous ouvrir !” lance Aymar de Virieu, le sourire contagieux. Administrateur du domaine à l’Institut de France, il habite ici avec son épouse Isabelle et leurs enfants, depuis près de trente ans. Dès le début, il s’est senti investi d’une mission, celle de préserver et de restaurer les bâtisses anciennes, ainsi que les œuvres d’art sur site. Une mission pleine de noblesse, que l’administrateur évoque à peine, par modestie. “On y va ?” Le périple commence, dans une tempête de neige exquise.
L’Abbaye Royale
Spontanément nous nous précipitons vers les grandes voûtes en pierre médiévale de l’ancienne Abbaye Royale. Mes pas fondent dans ceux de Louis VI (1081-1137). A quoi songeait le roi, en choisissant ce domaine comme lieu de recueillement ? Je l’imagine, lui que l’on surnommait “le Bagarreur”, en paix ici. Pouvait-il seulement imaginer le monde, mille ans après ? Les pierres soufflent le courage des artisans, les confidences, aussi, du roi des Francs !
La charte de la création de l’Abbaye remonte au 10 janvier 1137. A l’époque se trouvait un prieuré de moines bénédictins, construit vers 1100 par Renaud, seigneur de Mello, pour remercier le ciel d’être revenu sain et sauf de sa première croisade. Mais à quoi ressemblerait l’Abbaye Royale, tant rêvée ?
L’ambition de Louis VI était grande. Celle de Louis VII (1137-1180), son second fils qui devait ratifier la charte, aussi. Ni l’un ni l’autre ne verront cependant le début des travaux de la bâtisse gothique. Louis VI meurt en août 1137 d’une dysenterie, et Louis VII en 1180. Le chantier pour l’une des plus grandes églises cisterciennes de France débute seulement en 1202. L’édifice, construit et achevé en 1219, est un mastodonte d’architecture médiévale – 92 mètres de longueur sur 46 mètres de largeur pour le transept !
Voici un plan de l’Abbaye Royale d’origine, dessiné par Eugène Lefèvre Pontalis :
Des centaines de tailleurs de pierres, de maçons, gâcheurs et mortelliers se sont succédés pour ériger la bâtisse, qui allait accueillir les plus grands souverains de France sur plusieurs siècles. Le Voyageur rêve et imagine. L’atmosphère qui régnait dans ce domaine ? C’est ici qu’intervient la magie des Archives. Une lettre de Jean de Montreuil (1354-1418), dit Jean sans Peur, témoigne de la beauté du lieu : “C’est un véritable paradis, investi par des troupes de saints et animé par des eaux de toutes sortes, comme des sources, des rivières, des ruisseaux extrêmement limpides, qui coulent avec un doux murmure…” Extrait d’une Lettre au théologien Nicolas de Clamenges… en 1415 !
L’Abbaye revêt encore un caractère sacré : Louis IX (1214-1270), dit Saint Louis, se rendait régulièrement ici, et fit don de reliques en 1262. On parle encore du miracle de Saint Louis à Chaalis, durant lequel l’abbé Laurent de Marceaux, gravement malade, recouvrît la santé grâce au manteau royal. En 1736, l’ancien cloître sera malheureusement démoli, avec ses deux galeries superposées. A la Révolution française, les bâtiments sont vendus et une grande partie de l’église abbatiale est détruite.
L’émotion d’Aymar de Virieu est palpable : “Je pense bien sûr à son histoire, mais aussi à cette communauté qui a vécu et prié en ce lieu pendant sept siècles, ce sont plus que des ruines romantiques. Que d’émotions fortes se dégagent de ces pierres, colonnes, ce transept nord est splendide, il capte la lumière. On comprend pour quoi Saint Louis aimait venir y partager du temps avec les moines de Chaalis.”
A travers les voûtes médiévales, qui résistent encore au temps, se distingue une adorable Chapelle, une “merveille d’architecture” selon les mots du poète Gérard de Nerval, un habitué des lieux. C’est la Chapelle Sainte-Marie, que nous allons découvrir ensemble !
La Chapelle Sainte-Marie
“C’est ici que je suis le plus heureux !” lance Aymar de Virieu, en ouvrant la lourde porte en bois. Edifiée au milieu du XIIIème siècle, c’est Louis IX qui supervise les travaux. La bâtisse gothique est intime, de petite taille. Mais elle n’est pas moins grandiose, car c’est ici que se trouve la plus importante fresque de la Renaissance italienne en France, dans l’Oise ! L’homme qui a réalisé les travaux d’embellissement, près de trois siècles après sa construction, est l’un des plus grands peintres et sculpteurs du XVIème siècle, Francesco Primaticcio, dit le Primatice (1504-1570). Connu pour ses œuvres au Château de Fontainebleau, familier du roi François 1er, il se rendra à Rome pour demander conseil dans sa lourde besogne. Auprès de qui ? Michelange, naturellement ! Le résultat est flamboyant, une flèche droit au cœur :
Ces fresques existent depuis cinq siècles. Elles ont résisté à toutes les guerres – à la Guerre de Cent ans, à la Révolution et aux soubresauts du XXème siècle. L’ Art est éternel, l’émerveillement, aussi.
C’est aussi dans cette chapelle que se trouve le tombeau de Nélie Jacquemart-André (1841-1912), dernière propriétaire du domaine. Une femme fascinante, artiste peintre – l’une des plus célèbres portraitistes au XIXème siècle – elle fit le portrait du président de la République Alphonse Thiers (1871-1873). Madame Jacquemart-André aimait passionnément le site, où elle avait passé une grande partie de son enfance, auprès de Madame de Vatry…
Le Château Jacquemart-André
C’est ici, dans un magnifique palais aménagé en château, que Nélie Jacquemart-André contemplait de sa fenêtre l’Abbaye et les étangs, au crépuscule de sa vie. Au fil des décennies, Nélie avait collectionné de véritables trésors avec son mari – peintures, sculptures, et objets décoratifs rapportés de leurs nombreux voyages – jusqu’à quatre mille œuvres ! Elle en fera don à l’Institut de France, lors de son décès en 1912. Les biens sont préservés à l’intérieur du Château, pour le moment fermé au public, en raison de la crise sanitaire. Mais nous y reviendrons aux beaux jours, à l’occasion de la Journée de la Rose, événement sublime, qui se tient chaque année en juin, dans les terres de Chaalis. Ah, Chaalis…
C’est un véritable paradis, investi par des troupes de saints et animé par des eaux de toutes sortes, comme des sources, des rivières, des ruisseaux extrêmement limpides, qui coulent avec un doux murmure…
Jean sans Peur (1354-1418), dans une Lettre à Nicolas de Clamenges, 1415.
Le Domaine de Chaalis, Fontaine Chaalis – 60300 Oise. Tel : 03 44 54 04 02. Site Internet : www.domainedechaalis.fr
Texte et images : Géraldine Dunbar