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Il chemine aux confins de la Terre depuis toujours, en quête de sens, de beauté, de poésie aussi. Récompensé en 2020 par Sony pour son travail, le reporter Didier Bizet revient pour nous sur les passions de sa vie – l’Homme et son environnement, la Russie, l’Eurasie, et nous explique pourquoi la photo est un art primordial. Rencontre avec un homme libre, photographe et esthète.

Vous participez à deux belles expositions, l’une consacrée aux “Derniers vivants de la taïga” au festival des Azimutés à Uzès, l’autre aux pêcheurs de la Mer d’Aral, au festival du Guilvinec, après des mois de vie culturelle en suspens. Que ressentez-vous avec la reprise, devant votre travail enfin mis en lumière ? Ce n’est pas tant mon travail mis en lumière qui est le plus important ; ce sont les liens humains qui enfin nous accompagnent à nouveau. Le plus inquiétant est que nous nous habituons à cette vie étrange et solitaire. Mon grand soulagement est de pouvoir regarder un visage dans la rue, de me faire une idée sur la personne, recevoir un sourire. 

Je reviens d’Uzès, c’est toujours un immense plaisir de voir son travail imprimé sur des formats de 3 mètres – on accède véritablement à l’Histoire. Permettez-moi de dire à ceux qui s’intéressent à la photographie, et aux autres, de sortir de leurs écrans deux minutes, pour profiter de la force d’une image imprimée ou exposée.

L’exposition sur la Mer d’Aral décrit la vie de pêcheurs qui réapprennent à vivre de leur métier dans une mer longtemps privée de poissons. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment a germé l’idée de passer du temps auprès de ces hommes ? Je cherchais il y a quelques années une histoire positive à raconter, je connaissais comme tout le monde ces bateaux échoués dans le désert kazakh et ouzbek, et puis, j’ai découvert que l’homme avait pris l’initiative de construire un barrage afin de sauvegarder le peu d’eau dans la partie nord de la mer d’Aral, ce qui a permis au fleuve Amour-Daria de continuer à alimenter le lac d’Aral.

Mon sujet était trouvé, les bonnes nouvelles sont rares. Je me suis engouffré dans deux voyages au bord de la mer d’Aral dans un petit village de pêcheurs à 90 km de l’ancien port Aral – Aral est un lac, et non pas une mer. “Aral” en kazakh, “Aralsk” en russe, est le nom de l’ancien port principal de la région, où la mer est aujourd’hui à 35 km ; il y a 10 ans, elle était à 60 km.

Didier Bizet, à l’honneur au festival de Guilvinec, avec treize autres grands photographes contemporains.

Pouvez-vous nous décrire leurs conditions de travail ? Qu’avez-vous apprécié, à leurs côtés ? Leurs conditions de travail sont extrêmement rudimentaires et difficiles, le climat est extrême avec des – 25° en hiver et des + 40° en été, sans parler des intersaisons pluvieuses qui rendent les routes et pistes boueuses souvent impraticables. Cela n’empêche pas les pêcheurs du village de Tastubek d’être des gens très heureux. Ce qui est étonnant, c’est la capacité à ces familles de vivre intensément, malgré un quotidien rude et brutal. Quand on parle de village au Kazakhstan, ce sont de simples baraques alignées les unes à coté des autres, en plein milieu d’une steppe aride.

Nous sommes loin de l’aspect esthétique de nos villages occidentaux. Le matériel de pêche est parfois obsolète, les véhicules sont vieillissants, les bateaux datent pour la plupart de l’ère soviétique, mais ils arrivent à remplir leurs cales de nombreux poissons, qui ont été réintroduits dans la mer d’Aral suite à la construction du barrage de Kokaral. Les pêcheurs de la mer d’Aral, comme les éleveurs de Mongolie, sont un bel exemple d’humanité, où la vie ne s’arrête pas à une surconsommation, même si cette approche tente de gagner les plus reculés et les plus jeunes. Les parents, comme les grand-parents, résistent et éduquent leurs enfants sur l’importance de la transmission et des traditions.

Le reportage en Mer d’Aral de Didier Bizet, dans Géo Magazine.

Permettez-moi de dire à ceux qui s’intéressent à la photographie et aux autres de sortir de leurs écrans deux minutes, pour profiter de la force d’une image imprimée ou exposée.

Didier Bizet

Vous avez séjourné à la Mer d’Aral l’été, et aussi l’hiver, dans une blancheur glaciale immaculée. Un grand calme émane de vos images, où le temps semble absent. Était-ce le cas ? Le plat blanc, l’étendue vierge, le calme avec comme seul mouvement, le vent qui anime les steppes neigeuses, et la banquise de plus en plus fragile, en raison du réchauffement de la planète, est de toute beauté. Le froid est sec et agréable, mais le danger d’une banquise qui casse est bien réel. Certains Kazakhs se mettent en danger en roulant sur la glace avec des voitures trop lourdes, les accidents sont rares, mais bien réels, et souvent mortels. Le silence de l’hiver en mer d’Aral est divin, la quiétude devient rare.

C’est en février que les chameaux se reproduisent. Les femelles du village sont amenées chez Nurzhan, l’un des rares habitants à posséder un chameau mâle. © Didier Bizet, 2017.

Une autre exposition est consacrée à une tribu nomade en Mongolie, qui vit dans la taïga, les Tsaatan. Pouvez-vous nous raconter cette aventure, comment vivent ces hommes ? Les Tsaatan – Tsaa signifie « Renne » dans la langue local. Les Tsaatan sont « Ceux qui vivent avec les rennes », mais cette appellation est mongole, eux-mêmes préfèrent se nommer « les gens de la Taïga ». Ce sont des Touvains, peuple turc de l’Altaï. Les rennes sont sources de nourriture, d’habits et de monnaie d’échange. Cette peuplade nomade du nord de la Mongolie a subi une sédentarisation forcée lors de la période collectiviste, mais certains reprirent leur vie nomade à partir des années 1990. Avec aujourd’hui 250 Tsaatan habitant dans la taïga de l’Ouest et de l’Est, les Tsaatan sont un peuple en voie de disparition.

Reportage pour le Pèlerin, février 2021.

Les territoires sur lesquels ils vivent, depuis des siècles, ont été décrétés « Parc nationaux », ce qui signifie que plus rien n’y peut être ni cueilli ni chassé. Ce peuple nomade, qui vivait justement de la cueillette et de la chasse, est donc condamné à changer son mode de vie. Les touristes, continuellement en quête d’exotisme, se font de plus en plus nombreux. Depuis quelques années, des tours opérateurs mongols et étrangers proposent des séjours parmi ce petit peuple. Les Tsaatan se sentent condamnés, privés de chasse et de cueillette, leur revenus sont réduits à une pension d’état et à quelques dollars issus des touristes. Le peuple Tsaatan n’a pas d’autre raison que d’accepter les touristes venus du monde entier pour survivre. Avec aujourd’hui 250 Tsaatan habitant dans la taïga de l’Ouest et de l’Est, les Tsaatan sont un peuple en voie de disparition.

Un père montre à son fils comment maîtriser la corvée du bois dans la taïga. © Didier Bizet
Dès leur plus jeune âge, les enfants apprennent à gérer les troupeaux de rennes dans les grands espaces. © Didier Bizet

Avec aujourd’hui 250 Tsaatan habitant dans la taïga de l’Ouest et de l’Est, les Tsaatan sont un peuple en voie de disparition.

Malgré une certaine satisfaction du tourisme pour certains Tsaatan, le tourisme a un effet négatif sur leur quotidien, il ne rapporte que finalement très peu d’argent, contrairement aux agences, qui elles, récoltent le gros lot. Avec un tourisme non responsable, et pour que les touristes puissent accéder aux camps, leur déplacement vers de nouveaux pâturages se réduit pendant les périodes touristiques, les camps se transforment en terrain de jeux et la tranquillité des rennes est perturbée. Leur rapport à la forêt, aux arbres et à la nature risque de décliner, leur survie pourrait se compter en années.

C’est dès les premières neiges que les Tsaatan retrouvent leur tranquillité et jusqu’au printemps suivant. Uvgudorj, 65 ans et Dariimaa, 60 ans, sont les doyens du camp, éleveurs de rennes depuis plusieurs générations. Ils sont les derniers à parler dans leur langue. Ils ont repris leur indépendance à la fin du communisme, ils se sont battus contre les chercheurs d’or qui menaçaient leur territoire, maintenant c’est l’Etat qui les interdit de chasser. Les Doukha sont en danger ! Cette féerie de rennes dans les forêts de la Taïga est leur paradis. Pour que le livre de l’histoire des Tsaatan ne se referme jamais, il est urgent de responsabiliser tous les acteurs du tourisme et du profit.

Les rennes, au cœur de l’hiver en Mongolie. © Didier Bizet

Une fois de plus,  les pêcheurs kazakhs, les éleveurs de rennes et bien sûr le peuple Tsaatan, nous donnent des leçons de vie qu’il faut conserver dans un carnet près de soi. Ces peuples nous rappellent les essentiels – le partage, l’échange, le respect de l’environnement.

Didier Bizet

Comment avez-vous vécu l’immersion dans la taïga ? Etes-vous revenu « transformé » de cette expérience ? Je ne suis malheureusement pas resté très longtemps, c’est un fort regret. Un passage chez les Tsaatan est une claque pour le visiteur. Une fois de plus,  les pêcheurs kazakhs, les éleveurs de rennes et bien sûr le peuple Tsaatan, nous donnent des leçons de vie qu’il faut conserver dans un carnet près de soi. Un carnet de secours en cas de stress urbain et de mal de terre. Ces peuples nous rappellent les essentiels – le partage, l’échange, le respect de l’environnement. De retour en France, alors que l’on raconte ses histoires du bout du monde, on renoue en un temps record avec nos doléances devenus indispensables. 

Vous avez voyagé dans le monde entier et vous arpentez l’ancien bloc soviétique depuis une dizaine d’années, déjà… ! Votre travail témoigne parfois d’une certaine mélancolie, mais celle-ci est souvent douce et lumineuse. Qu’est-ce qui vous touche, au fond, lorsque vous êtes en Russie ? Est-ce le poids de l’histoire, les émotions ou la dignité sous-jacentes chez les Russes ? Cela commence avec le poids de l’histoire, évidemment, qui est présent partout en Russie; ils sont attachés physiquement, socialement, et paradoxalement à leur histoire. La Russie a besoin de son passé pour avancer, leurs valeurs sont de l’histoire ancienne, le passé est pesant et nécessaire à la construction de leur avenir.

La mélancolie, au parfum russe. © Didier Bizet

Peuple attachant, qui au travers des souffrances s’est construit une force à part. Cette mélancolie si fréquente en Russie est peut-être un remède à cette terrible souffrance. Ce qui caractérise peut-être le peuple russe, coincé entre un passé douloureux et un avenir incertain, c’est la dignité. 

Des couleurs qui rappellent un passé lointain, et des non-dits poétisés par l’œil unique de Didier Bizet.

L’un de vos sujets de prédilection est la dynastie des Romanov – vous vous êtes rendu à une marche commémorative de la famille impériale à Iekaterinbourg. Qu’avez-vous ressenti au contact des hommes et des femmes présents –  aviez-vous l’impression de faire connaissance avec la « Russie éternelle » ? Je suis parti avec une amie russe qui m’a servi de guide, fixer et traductrice, ce voyage était particulier et intense, je ne savais pas que la religion pouvait être si proche de la politique et du pouvoir en Russie. Certes, cela reste une communauté réduite, mais le tsar représente un fort symbole meurtri il y a 100 ans.

La tristesse patriotique est flagrante, Nicolas II Romanov est tout un symbole qui a glorifié l’empire russe et qui continue de véhiculer cette image divine, malgré les nombreux réticents à cette mascarade moderne. Ce reportage m’a permis de rentrer une fois de plus dans la période la plus intéressante et la plus complexe de l’histoire de la Russie.

Images de Didier Bizet pour le Figaro Magazine, avec le grand reporter Alain Barluet, sur les traces de la famille impériale russe, juillet 2020.
Le Tsar Nicholas II, avec son fils Alexeï, sa fille Maria, et derrière lui l’impératrice Alexandra Feodorovna, leurs filles gracieuses – les grandes-duchesses Olga, Anastasia, Tatiana, vers 1906. Douze ans plus tard, ils seront parmi les premières victimes du Communisme, détenus puis assassinés par les Bolcheviks, le 17 juillet 1918.

Quels sont les artistes – écrivains ou photographes, qui vous inspirent au jour le jour ? Sylvain Tesson et Cédric Gras sont deux auteurs talentueux – ce sont eux, à travers leurs histoires de l’au-delà qui ont raison. Le plus beau métier du monde est entre leurs mains et leurs lignes. J’ai bien ri avec Andreï Kourkov, son humour est décalé, nous avons tous besoin d’ivresse. Evidemment, je pense à Boris Pasternak, qui m’a accompagné de nombreuses années sur les routes en Russie. Quant aux photographes, ils sont bien trop nombreux – la photographie humaniste est sans doute la plus vraie, elle n’avait pas cette prétention que l’on peut retrouver dans la nouvelle photographie contemporaine. 

Boris Pasternak (second à gauche) avec d’autres grands artistes à Moscou — Tamiji Naito, Serguei Eisenstein, Olga Tretyakova, Lili Brik, Vladimir Maïakovski, et Diplomat Voznesenski, 1924. © Anatoli Cemenka

Le cinéaste russe Andreï Tarkovski, a déclaré dans le Temps scellé : « Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressent le besoin d’aimer, de donner son amour et qu’il perçoive l’appel de la beauté. » Est-ce une quête que vous partagez ? Pour être honnête, non. je respecte et je crois en la force des films de Tarkovski, mais mes espérances souvent pessimistes me rappellent souvent que le meilleur est derrière nous, et qu’il est encore possible d’être heureux, mais en échange d’efforts importants. Mon pessimisme a la forme mélancolique, mais il n’est pas totalement négatif – la mélancolie est un langage, une façon d’être, un moyen de s’extraire de la complexité et de la normalité. 

Quelles sont les splendeurs auxquelles vous pensez, le plus souvent ? Les souvenirs, tous !

Avez-vous un projet en 2021, dont vous aimeriez faire part ? J’ai un livre qui sortira en septembre, je l’ai intitulé « Grâce à elle ». C’est un hommage à ma mère, décédée il y un an. Suite à son décès, je me suis convaincu que je devais absolument travailler sa mémoire visuelle. A l’heure des cloud et des images faites de pixels, notre mémoire est en danger.  Cela fait un an que je travaille sur ce livre, qui mélange archives photographiques de la famille et inventaire de l’appartement. 

Aux jeunes qui hésitent à repartir voyager, à faire de la photo, quels conseils donneriez-vous ? Allez-y, traversez la Russie, montez sur la muraille de chine, approchez les grands lacs africains, traversez la campagne roumaine, allez-y. La photographie est devenue un métier difficile, elle s’est banalisée depuis l’arrivée du numérique, elle s’est uberisée et elle est devenue techniquement accessible à tous. La passion est peut-être le seul outil dont nous disposons pour rester vivants, et comprendre pourquoi la vie est si passionnante. La passion est un remède à l’ennui, c’est un moteur puissant, c’est un assistant que vous devez toujours garder avec vous.

Didier Bizet
La Russie éternelle, par Didier Bizet.

Les splendeurs auxquelles je pense, le plus souvent ? Les souvenirs, tous…

Biographie de Didier Bizet

Didier Bizet a travaillé de nombreuses années en tant que directeur artistique pour le compte de clients internationaux en agences de publicité en France et à l’étranger. En 2015, il se consacre uniquement à la photographie et rejoint le studio Hans Lucas. Ses attirances vont vers les anciens pays du bloc soviétique « où la mélancolie du temps se laisse docilement photographier ».

Didier Bizet est diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts et licencié en histoire de l’art. Il publie ses reportages dans la presse internationale : Le Figaro Magazine, The Washington Post Web, Géo, Stern, La Croix… Son travail a été exposé dans de nombreux festivals en France et à l’étranger. En 2020 il a reçu le Sony Award pour sa série « Baby boom » publiée de nombreuses fois, en France comme à l’international, et projetée en 2020 à Visa pour l’image.

Il est aussi l’auteur de plusieurs livres, dont Empreinte transsibérienne (ed. Critère), Le Grand Mensonge (ed. Pyramid et Revelateor), Itinéraire d’une mélancolie (éditions de Juillet), préfacé par Cédric Gras.

Grâce à elle, en hommage à la mère de l’artiste, sortira en automne 2021 aux éditions Revelateor.

A la recherche de la figure maternelle, par Didier Bizet.

Expositions en cours :

Le festival des Azimutés : sept séries de photographies par de célèbres artistes contemporains, qui démontrent “la capacité de l’homme à témoigner de l’entraide et de la solidarité mais aussi à nourrir des relations positives et harmonieuses.” Empreint de poésie, ce travail collectif est destiné à inspirer et à œuvrer pour un monde meilleur. Exposition jusqu’au 26 juin 2021. Site internet : www.lesazimutesduzes.fr

Les festival de Guilvinec : seize expositions de grands photographes, dont deux de photos anciennes, plus de 350 photos, pendant 4 mois, jusqu’au 30 septembre 2021. Une ballade photographique unique en plein air dans l’espace portuaire du Guilvinec-Léchiagat, sur une thématique universelle : les relations de l’Homme et de la Mer. Site internet : www.festivalphotoduguilvinec.bzh

La photographie est devenue un métier difficile, elle s’est banalisée depuis l’arrivée du numérique, elle s’est uberisée et elle est devenue techniquement accessible à tous. La passion est peut-être le seul outil dont nous disposons pour rester vivants, et comprendre pourquoi la vie est si passionnante.

Image en Une : le contenu du sac reporter, © Didier Bizet.

Le photographe-esthète, à l’élégance discrète.

www.didierbizet.com

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