Voyelles-de-Rimbaud_Laszlo_Eygalieres

Artiste prolifique, aux multiples talents, Jean-Noël László nous fait découvrir son univers, entièrement tourné vers les Lettres et les mots. L’occasion de revenir sur un parcours riche, et d’exprimer son amour pour la langue française.

Vous réalisez des créations autour de l’univers des Lettres depuis de nombreuses années.
Quel regard portez-vous sur ce parcours et comment s’est passé le déclic ?


Je suis rentré au Beaux-Arts de Toulon après mon année de terminale en 1976, mais ce n’est qu’à partir de 1982 que je me suis intéressé à la lettre entendue comme missive.
Suite à une visite faite à Henry Comby, sculpteur et professeur aux Beaux-Arts de Toulon, j’ai découvert le Mail Art. J’ai donc participé à mon premier projet organisé par Jacques Braunstein, directeur de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Nancy à l’abbaye des Prémontrés à Pont à Mousson sur le thème de l’objet culturel. Figurant dans le catalogue avec mon adresse, j’ai été sollicité l’année suivante par un artiste polonais Fredo Odja sur le thème “Le monde est un grand théâtre”, l’exposition ayant lieu dans le foyer du théâtre de Varsovie.

Une année passa et je décidais de me lancer à mon tour dans un projet de Mail Art. La mort de Simone de Beauvoir associée à l’actualité culturelle toulonnaise et une exposition à propos du bagne de Toulon représenté par le peintre Pierre Letuaire me donnèrent  le thème de mon projet postal : Le bagne c’est les autres.
J’ai œuvré dans les réseaux de Mail Art jusqu’en 2000, organisant d’une part un projet en hommage au célèbre artiste allemand Joseph Beuys (1988), exposition itinérante en Europe via les Instituts culturels français et les Goethe Institut et inscrite dans la programmation à l’espace Thétis de la 52ème Biennale de Venise ; et d’autre part l’exposition Timbres d’artiste (1993) au Musée de la Poste à Paris, dont le catalogue bilingue est de référence sur le sujet.

Couverture du catalogue de l’exposition Timbres d’artistes paru en 1993. Commissaire d’exposition : Jean-Noël László
Carte postale, Jean-Noël László

Toutefois à cette période, je ne trouvais plus que le Mail Art fut pertinent historiquement et me tournais vers la lettre envisagée comme signe typographique. 2003 marqua mon intérêt pour la création de livres d’artiste, je réalisai alors mon premier ouvrage, Tout Long Edition, dont l’universitaire Océane Delleaux fera le commentaire suivant : “Tout Long Édition, conçu en 2003 en collaboration avec vingt-cinq artistes internationaux, parmi lesquels Erró, Jochen Gerz, Nils-Udo, Joan Rabascall, Pierre Tilman, Jacques
Villeglé ou encore Éric Watier. Il s’agit d’un abécédaire où chaque lettre renvoie au nom d’un des vingt-six participants (A pour J-P.Albinet, B pour J. Blaine, C pour H. Christiansen, etc) Chaque artiste à qui sont consacrées respectivement une lettre et une page devient par conséquent la composante à la fois matérielle et métaphorique du livre et par extension de l’œuvre. L’idée est, selon László, de travailler la langue dans ses composantes essentielles pour en dégager le sens et l’essence.”

Série “ LASZLO remis à neuf ”, Jean-Noel LASZLO  / Jacques VILLEGLE, 2009, sérigraphie 3 couleurs, Velin BFK 250 gr, 65 x 50 cm, justifié sur 50, signé et numéroté. 

Puis viendront les collaborations avec des poètes contemporains d’expression française : Jean-Francois Bory, avec lequel je ferai les Voyelles de Rimbaud, les Consonnes de Bory, le Y de Laszlo, Alain Jouffroy qui me gratifiera de plusieurs aphorismes pour le livre de point en point, Daniel Biga qui acceptera mes contraintes d’écriture jouant entre numération et alimentaire pour le livre le goût du neuf, Marie-Claire Bancquart avec le livre Mo(r)t dont elle assurera une lecture aux Rencontres de Cerisy lui étant consacrées, Henri Chopin qui m’offrira le privilège de l’édition d’un de ses derniers livres : Le silence lance l’air, les Oulipiens Olivier Salon et Jacques Jouet avec lesquels je ferai JJJJJJ et 60N pour l’un et Pas le nombre d’un doute et l’être en vain pour l’autre.

Les voyelles de Rimbaud, 2003, livre d’artiste, 18 X 22,3 cm, Avec le concours poétique de Jean-François BORY, 10 exemplaires numérotés et signés. Crédit photo : Gilles Boudot
Le Y de László, 2003, créé avec Jean-François BORY, livre d’artiste,
18 X 22,3 cm, 10 exemplaires signés et numérotés, crédit photo : Edwige Lamy

Chemin faisant le nombre des fonds patrimoniaux constituant des collections de bibliophilie contemporaine s’accroissant d’année en année, c’est pas à pas que mon nom a commencé à circuler dans les milieux du livre et de la reliure. Il y a dix ans faisant équipe avec la relieure d’art Christine Fabre-Bourgeois, notre collection Lettres capitales faisait partie de la programmation officielle de Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture. 2014 fut l’année de ArtParis 2014 sur le stand de la reliure d’art contemporaine, et celle de mon invitation par l’ARA (Amis de la reliure d’Art) à participer au XIe FIRA (Forum international de la reliure d’art) présentée à Carré d’Art Bibliothèque, Nîmes du 21 juin au 14 septembre 2014.

Affiche de l’exposition Lettres capitales, 2013

L’année suivante le président de l’ARA me sollicita pour figurer comme jury aux prix des jeunes relieurs d’art à l’Ecole Estienne à Paris.
Mes créations livresques continuant à être appréciées, Priscilla de Lassus me consacra en 2019 un dossier d’une dizaine de pages dans le numéro de mars/avril 2019 du magazine Art et Métiers du Livre. Ce fut enfin la cooptation de l’association Pages avec laquelle j’ai participé à deux reprises à son salon et actuellement ma collaboration avec l’Atelier du Livre et de l’Image, L’Imprimerie nationale qui donne si je puis dire, des lettres de noblesse à mon parcours.

Cabaret Voltaire, 2015, collage, 50 cm x 70 cm

Pouvez-vous nous parler de votre amour pour les mots, les Lettres sont-elles depuis
toujours au cœur de vos créations ?


Je pense que tout commence avec l’apprentissage de la lecture qui, pour moi a été problématique. Effectivement lors de mon année de CP je suis tombé malade, sujet dans mon jeune âge à des crises d’acétone. J’ai donc beaucoup manqué et lorsque j’ai regagné les bancs de l’école, j’étais complètement perdu. J’ai donc associé l’école et la lecture à des pensums. Il me fallut donc des trésors de créativité pour pouvoir supporter l’apprentissage de la lecture. Cette difficulté a ouvert quelque chose en moi. Je me suis
préservé du sens qu’on donne habituellement aux mots pour chercher un ailleurs poétique.


Comme j’ai toujours eu un imaginaire débordant et la faculté de penser par analogie, je substituais les signes typographiques associés à un son, à des représentations signifiantes pour moi ; ainsi le s en cursive devenait un casque de pompier renversé. J’ai donc eu très tôt, cette faculté d’associer lisible et visible qui est toujours bien présente à l’heure actuelle.
Engagé depuis plusieurs années dans une recherche plastique dont le substrat est la lettre, j’ai eu l’occasion de solliciter différents outils et supports pour commencer à en explorer au plus près les multiples facettes. Aussi, j’envisage la lettre en tant que signe, sens et son.


Ainsi en tant que signe, elle possède sa plasticité particulière et c’est cette dernière, associée à la dimension sémantique que mes créations questionnent.
Comme l’indique Alain Jouffroy, poète et critique d’art :
“… Jean-Noël László, artiste à Toulon, a une conception esthétique et éthique très
rigoureuse de son travail. Le suivant depuis plusieurs années, et ayant collaboré avec lui à plusieurs reprises, j’ai toujours admiré sa cohérence et sa fidélité aux principes qu’il s’est créés lui-même…”
Les double-sens, l’équivoque, les jeux de mots de la langue française, tout comme les références historiques fournissent ainsi le terreau de mes différentes œuvres.

J’envisage la lettre en tant que signe, sens et son.

Jean-Noël László


L’art plastique leur donne corps. Comme dans ma prochaine exposition personnelle qui aura lieu au musée des Hautes-Alpes, à Gap du 14 octobre 2023 à fin mai 2024.

L’exposition intitulée À mes pairs… se décline en deux séries qui jouent avec homophonie et polysémie. La première, dont est issue A.W., célèbre des artistes, écrivains et poètes, tous disparus,
et emblématiques pour moi (pères) . Elle se nomme L’être et la lettre; les pièces portent les initiales de l’artiste que je célèbre et représentent des lettres emblématiques de son œuvre. La seconde série, Savoir faire et faire savoir où je réalise à partir du savoir-faire de créateurs contemporains (pairs) que j’ai choisis pour leurs qualités techniques (savoir faire) ; j’en suis l’initiateur et le médiateur (faire savoir).

Ces deux séries comportent chacune, vingt-cinq pièces soit un total pour le cycle complet de cinquante œuvres. En effet, de manière récurrente, dés que je débute un nouveau projet, il s’articule sur le nombre correspondant à l’âge que j’ai au moment de sa création. J’ai commencé ce projet à l’âge de cinquante ans.

M.D. 3, 2019, 33 cm x 26,5 cm x 17,5 cm, bois, carton, papier d’emballage, papiers Kraft, Coll. de l’artiste.
Crédit photo : Edwige Lamy


Que ressentez-vous lorsque vous pensez à la langue française ? Pouvez-vous nous citer un ou deux textes que vous aimez beaucoup ?


Mes apprentissages ont souvent été réalisés de manière surprenante voire originale. J’ai ainsi découvert le plaisir du texte alors que je débutais mes études secondaires dans le technique. Dans un temps concomitant, un de mes frères, étudiant en lettres modernes, me fit découvrir Dada et le Surréalisme.

Je découvrais un champ de possibles. Le texte s’ouvrait à moi, conjuguant plasticité et jeu formel.
Par la suite, je découvrais Stéphane Mallarmé et son Jamais un coup de dé n’abolira le hasard qui est parmi de nombreux autres textes, un écrit que j’apprécie.
Les voyelles de Rimbaud reviennent de manière récurrente dans mes créations. Une de mes œuvres qui les célèbre, appartient à la médiathèque Voyelles de Charleville-Mézières.

En 1871, Rimbaud n’a que 17 ans et a déjà commencé à écrire des poèmes. A Paris il fréquente, avec Etienne Carjat, le cercle des Vilains Bonshommes, qui réunit au début des années 1870 des poètes, tels Verlaine et Mallarmé, des peintres, comme Fantin­Latour, et des caricaturistes, tel André Gill. C’est dans ce cadre qu’Étienne Carjat grave ses célèbres portraits du poète originaire de Charleville. L’épreuve ci-dessus est rare : seuls deux autres originaux du portrait sont connus. Elle est léguée par la sœur de Rimbaud à l’écrivain Paul Claudel.

Mallarmé( debout), Renoir et Degas (en refler)
Mallarmé près de Renoir (assis), photographiés par Degas en 1895, dans l’appartement de Julie Manet, au 40 rue Villejust (actuelle rue Paul Valéry).
“Un grand écrivain se remarque au nombre de pages qu’il ne publie pas”, Mallarmé.

Parmi les vecteurs de ma création, le jeu figure en bonne place. C’est tout naturellement, qu’usant de la contrainte je me suis rapproché des écrivains/poètes de l’OuLiPo, Ouvroir de littérature potentielle, groupe de recherche littéraire fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain et poète et mathématicien Raymond Queneau. Les écrits de groupe ont pour but de découvrir de nouvelles
potentialités du langage et de moderniser l’expression à travers des jeux d’écriture. J’ai ainsi collaboré à deux reprises avec Olivier Salon et avec Jacques Jouet ; un projet est en cours avec Ian Monk.


Le premier livre d’artiste réalisé avec Olivier Salon s’intitule JJJJJJ, par homophonie CiGit, car en mémoire de mon père défunt ; il est composé de 6 + 1 poèmes dédiés à la mémoire de Ferenc Laszlo. Le poème isolé (n° 2) est un beau présent, forme textuelle oulipienne qui fait entendre la musique du nom du dédicataire de l’œuvre. Les six autres poèmes comportent chacun six fois la lettre J. Chacun d’eux est un poème de JJJJJJ. 60 N contient 60 textes contenant 60 lettres N ou n sur 60 folios en calque, 60 photographies, de format 15 x 15 cm donc 60 cm de périmètre.

60N
60N, 2018, boîte à rabat aimanté, couvrure en papier toilé blanc, doublage intérieur en papier blanc ph neutre, titrage réalisé au laser, contenant 60 folios en calque Iso 9706 (garanti archivage), 15 cm x 15 cm, impression noire en digigraphie et 60 photographies de Sophie GUIN, 15 cm x 15 cm, impression noire en digigraphie. Tirage composé de 60 exemplaires numérotés et signés : 20 numérotés de I/LX à XX/LX.
40 de 21/60 à 60/60.
Crédit photo : Edwige Lamy 

Suite à ces deux collaborations, j’ai créé avec Jacques Jouet le leporello Pas le nombre d’un doute et l’être en vain. L’origine de ce livre, réside dans la découverte des collages de Céline Constant alias Nina Scceletton, jeune femme demeurant comme moi à Toulon avec laquelle je suis rentré en contact afin de lui proposer un échange épistolaire graphique dont les contraintes ont été la technique – collage, le format – 23 cm x 23 cm, le nombre d’envois – 20.

Léporello de 22 feuillets avec 21 plis sur papier Velvet Museum 300 gr, impression recto seul
Couverture et dos en carton gris ph neutre, épaisseur 3 mm, Format total 33 cm x 22 cm, impression recto seul, Edition de 20 exemplaires numérotés et signés. Crédit Photo : Edwige Lamy


L’ensemble de ces 20 allers et de ces 20 retours postaux sont reproduits en vis à vis dans le présent ouvrage. A l’issu de cette correspondance, j’ai rencontré Jacques Jouet dans un salon de thé parisien pour la signature d’un autre livre réalisé de concert. A cette occasion, je lui ai proposé une nouvelle collaboration qu’il a acceptée sur le champ.
Ces textes qui sont reproduits ici sur calques, permettent la lecture d’une création sur le verso, d’une autre sur le recto et d’une troisième par combinaison des deux autres en jouant avec les deux pages, le tout sur vingt lignes.
Chaque calque est inséré entre chaque duo d’illustration de cette correspondance.


Ma troisième rencontre demeure celle de l’année 2020, la bien-nommée qui me permet l’adéquation temporelle des deux autres. Ainsi comme le dit la célèbre maxime : Quand le 20 est tiré, il faut le voir.

Quels sont les artistes qui ont exercé une influence certaine sur votre travail ?

Aussi loin que je m’en souvienne, mes références sont multiples et ne sont pas nécessairement dans le champ artistique. J’ai bien entendu des mentors et m’intéressant au rapport que la lettre entretient avec l’art, elles sont nombreuses ! Kurt Schwitters, Jiří Kolář, Ray Johnson entre autres. Tous ces artistes hybrident le champ iconique avec l’apport de texte. Il y a ce qui est vu et il y a ce qui est lu. Deux espaces se conjuguent pour faire sens.


Je veux revenir ici pour mon intérêt pour les avant-gardes européennes du début XX ème siècle qui ont une approche plus transversale de l’art et qui permettent ainsi l’hybridation des domaines. Il en va ainsi du texte qui va être manipulé de manière fort originale par l’artiste italien Ivo Pannagi (art postal) ou sonorisé par Filippo Tommasso Marinetti dans son texte La Battaglia di Adrianopoli.
C’est d’ailleurs certainement pour cet intérêt qui fait dire au critique d’art français, Gérard-Georges Lemaire :
“… Jean-Noël László peut être considéré comme un authentique héritier du futurisme italien…. Jean-Noël László a placé son œuvre à l’enseigne de la lettre. Et quand j’emploie le mot « lettre » à son propos, je ne donne aucune limite à ce vocable : il s’intéresse autant à l’alphabet qu’à la correspondance…”

Toutefois la liste de mes admirations et de mes intérêts est longue et de plus s’agrandit avec mes découvertes. Cette liste convoque la poésie, le graphisme, la typographie, les arts visuels et pourrait s’apparenter à une liste à la Prévert.

Le Poète Jacques Prévert, ici photographié par Doisneau, figure parmi les sources d’inspiration de l’artiste.


J’ai ainsi sollicité comme compagnons d’écriture des poètes(ses)/écrivains(aines) aussi différent(e)s que Pierre Autin-Grenier, Marie-Claire Banquart, Mathieu Bénézet, Yves Bergeret, Daniel Biga, Julien Blaine, Philippe Blanchon, Jean-François Bory, Michel Butor, Gérard Cartier, Michel Cosem, Marc Delouze, Ysa Dedeau, Georges Drano, Daniel Fabre, Alain Freixe, François Garros, Renaud Ego, Antoine Emaz, Jacques Jouet, Alain Jouffroy, Jean Gilles Lades, Jean Clarence Lambert, Emmanuel Laugier, Hubert Lucot,
Jean Monod, Jean Claude Montel , Raphael Monticelli, Ian Monk, Gerard Noiret, Jean Pierre Ostende, Serge Pey, Lionel Ray, Richard Rognet, Paul Louis Rossi, Vinod Rughoonundun, Jacques Serena, Olivier Salon, Khal Thorabully, Pierre Tilman, MarieAntoinette Von Arx.

Est-ce que l’art autour des mots peut aider à sauvegarder la langue française ? Quel regard portez-vous sur l’évolution de la langue depuis votre jeunesse ?


Je ne suis qu’un modeste artiste et je me garderai bien d’affirmer ou d’infirmer une telle chose ! Un peu de modestie tout de même : vanitas vanitatum omnia vanitas. A l’heure actuelle, tout le monde a un avis sur tout, il y a même cette horrible habitude anglo-saxonne de tout noter que ce soit un lieu, un objet, un service ou un docteur ! J’ai fait mienne ce propos du sociologue français Michel Lancelot : “A force de dire
n’importe comment, on finit par dire n’importe quoi.”


Là encore, je ne suis pas linguiste ou grammairien et mon jugement n’engage que moi-même. Cependant, j’ai entendu dire que de manière générale le champ lexical de la population française diminuait d’année en année et Etienne Klein de nous expliquer que lorsque le champs lexical diminue, l’expression subtile et nuancée de la pensée disparaît. Le monde devient alors sans nuance, noir ou blanc, oui ou non, pour ou contre ! Je ne souhaite pas faire de catastrophisme mais je me pose des questions ; dans un monde où la pensée serait étiolée et l’intelligence artificielle omnipotente, que deviendrait l’humanité ?

Il faut le fer,  2008, réalisé avec Rober Sanyas, dimensions variables, carton, colle vinylique, limaille de fer, paraffine, prise de vue de l’exposition Quels caractères ! du 26 octobre 2022 au 25 mars 2023, Musée Médar-Lunel. Crédit photo : Musée Médar-Lunel Photographie. 

A quoi ressemble votre atelier ? Travaillez-vous en musique ? De jour ou de nuit ?

Mon atelier est une pièce de 4,40 m de long par 2 m de large. Deux fenêtres plein nord l’éclairent. Un grand plan de travail blanc se développe sur toute sa longueur. La pièce est entièrement blanche, meubles, luminaires, plan de travail. Font exception les deux chaises roses malabar créées par Jasper Morisson. Bien entendu cet espace est envahi de lettres ; il y a les miennes et celles des autres.
Aux murs par exemple, on y trouve celles de Pierre Bélouin, Cozette de Charmoy, de Georges Autard et bien entendu celles de Ben Vautier ! Effectivement la musique participe à mes moments de création. J’ai des goûts très éclectiques en la matière.

Je travaille mieux le soir, voire la nuit quand je suis seul, complètement seul. Ce sont des moments très particuliers, où je souhaite me déconnecter de la civilisation pour n’être disponible qu’à ma seule “bulle de création”. C’est à ce moment-là que la musique prend toute sa dimension et participe à la couleur de la bulle. Le choix des musiques dépend de mon humeur, de mes émotions et de mes sentiments du moment. En fonction de leurs agencements complexes, Weather Report laissera sa place à Gotan Project qui s’effacera au profit d’Arno, lequel se disputera la place avec Manu Chao, à moins que ce ne soit la Leçon de piano de Michael Nyman qui efface tout le monde.

Le jour c’est différent. Il faut rester disponible. A tout. S’interrompre . C’est pourquoi quand le son se fait nécessaire, j’écoute la radio. Elle est alors un supplétif à ma solitude. Une amie en quelque sorte. Je peux l’écouter attentivement et là je m’interromps, l’écouter d’une oreille distraite en picorant quelques mots ici ou là, ou ne pas l’écouter du tout et l’envisager alors comme une présence.

Je ne suis pas linguiste ou grammairien et mon jugement n’engage que moi-même. Cependant, j’ai entendu dire que de manière générale le champ lexical de la population française diminuait d’année en année et Etienne Klein de nous expliquer que lorsque le champs lexical diminue, l’expression subtile et nuancée de la pensée disparaît. Le monde devient alors sans nuance, noir ou blanc, oui ou non, pour ou contre ! Je ne souhaite pas faire de catastrophisme, mais je me pose des questions ; dans un monde où la pensée serait étiolée et l’intelligence artificielle omnipotente, que deviendrait l’humanité ?

Jean-Noël László

Pouvez-vous nous parler de votre projet avec l’Imprimerie Nationale ?

Ce projet pourrait s’apparenter à une fusée supersonique à plusieurs étages. L’amitié pourrait constituer le premier de ces étages. C’est en 1993 que présentant l’exposition Timbres d’artiste au Musée de la Poste à Paris, je fais la connaissance de Pascal Fulacher qui était alors le rédacteur en chef du Magazine Art et métiers du Livre.


Suite à une discussion, il me propose de collaborer avec le magazine et je proposerai deux articles, l’un dédié aux timbres d’artiste et l’autre aux tampons d’artiste. Je le perds un peu de vue et le retrouve des années après ; il occupe la fonction de rédacteur en chef du magazine Plumes, qui se revendique revue de l’écriture et du stylo. Auparavant, En 2004, il entre au Musée des lettres et manuscrits à Paris, pour en
diriger les principales expositions.


Plus récemment, je le revois un été à Toulon, ville où il souhaite prendre sa retraite. Nous discutons de nos passions communes : La lettre et ses possibles. J’apprends qu’il occupe le poste de Directeur des ateliers du Livre et de l’Image, Imprimerie nationale. C’est à cette occasion que germe l’idée d’une coédition avec cette illustre institution française, dont l’origine remonte à François 1er. La coédition se concrétise en 2023 avec Marie Manuel De Condinguy, la nouvelle directrice de l’Atelier du Livre d’Art et de l’Estampe, IMPRIMERIE NATIONALE S.A.

Mes mots des autres, 2023, Livre d’artiste édité par Jean-Noël László, réalisé à l’Atelier du Livre d’art et de l’Estampe de l’Imprimerie nationale.
28 in-folio au format 21 x 29,7 cm présentant une page de titre, une préface, 26 lithographies en une ou deux couleurs, dont certaines rehaussées à l’aquarelle, accompagnant 26 citations introduites par 26 calligrammes composés avec les caractères exclusifs de l’Imprimerie nationale. Ouvrage présenté sous boîte livre.
Tirage de 52 exemplaires dont 2 hors-commerce, disponibles depuis avril 2022.

Mon goût pour les aphorismes, la typographie, les abécédaires, pour les illustrations des
encyclopédies ou dictionnaires de la fin du XIXème siècle, début XXème, pour les frontispices des dictionnaires qui s’organisent esthétiquement comme des récits graphiques surréalistes pourrait renvoyer au deuxième étage. Dans mon travail, le texte est partout : la réalité serait comme des pages d’un grand livre et le Livre avec un L majuscule serait la vie.

Exposition "les Mocos", 
du 07 mars 2019 au 04 mai 2019, 
Galerie du Canon, Toulon
Exposition “les Mocos”,
du 07 mars 2019 au 04 mai 2019,
Galerie du Canon, Toulon

Dans mon travail, le texte est partout : la réalité serait comme des pages d’un grand livre et le Livre avec un L majuscule serait la vie.

Jean Noel László


Dans un texte écrit pour moi, Liliane Giraudon me questionne sur les lettres de mon patronyme et leur justification :
Dans le corps de l’alphabet, Jean Noel László, que faites vous avec les voyelles de votre prénom ?
Mon prénom se compose des voyelles a, e et o.
Avec le a, je commence à parler ; comme je suis issu d’une culture qui a comme référent l’alphabet romain, avec a commence le verbe. Mais a c’est aussi l’expression de mon moi : a = art et a = amour.
Mon a à moi n’est pas noir; il serait plutôt rouge incendie ! Mon a est bruyant, envahissant, expansionniste …
Le e est plus discret et plus cérébral; il est l’absent de Perec , le blanc de Rimbaud; mon e est muet.
Mon o quant à lui ne l’est pas; il est jovial, obèse et rond, heureux de vivre. Il est creux, profond; il est bouche, il est sexe; barré, il devient solitaire ou circonférence, accolé et double il devient infini.
Mon o et mon a sont couverts; ils ont un petit chapeau qui me rappelle Franz Liszt, le lac Balaton et la Puszta.

Si les consonnes ont fonction de squelette que faites-vous avec celles de votre nom ?

Le l, qui dans mon patronyme est double, me permet de rêver; comme le dit Gilbert Lascault dans un texte ” Les lettres de Jean-Noël László errent dans l’éther, loin de la terre. Au-delà du terrain aplani où l’on bat le grain, les lettres flottent dans l’air; elles prennent leur essor et s’élèvent.”
Le s me renvoie à ma petite enfance, à ces souvenirs d’un bonheur qui ne peut être que perdu; il est synonyme de mon apprentissage de l’écriture; j’y vois un casque de pompier renversé.
Le z se tient droit sur sa base, il est martial et silencieux; c’est lui qui me permet de tenir quand les temps deviennent durs et que je dois faire face à l’adversité.


Le dernier étage est justifié par mon intérêt pour l’Oulipo et ma fascination pour la ‘Pataphysique qui est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité. Je la découvre étant 1 jeune adulte sous la forme d’un document qu’exhibe le groupe de pop musique Soft Machine sur la pochette d’un de leur premier album. On peut lire sur le document que le groupe de musiciens se voit récompenser de l’Ordre de la Grande Gidouille. Par la suite et bien plus tard, je découvrais différents aspects de la ‘Pataphysique par la lecture d’un
petit livre de la collection Mille et une Nuits dont le titre n’est autre que Le Cercle des Pataphysiciens . Je décide donc de me mettre en rapport ces disciples d’Alfred Jarry pour la véracité et l’authenticité de mon entreprise livresque, à savoir un abécédaire oulipopathysicien. Mes efforts sont récompensés et je bénéfice d’une préface Milie von Bariter, Vice-Rogateur du Collège de ‘Pataphysique qui écrira :


“… Jean-Noël László, oulipophile et membre du Collège de ’Pataphysique, réussit à associer les divers points de vue sur le clinamen en y adjoignant ses visions graphiques personnelles. Bien loin de la redondance, il souligne l’hétéroclisme du classement alphabétique, reliant des objets qui, bien que rigoureusement classés par leur initiales, se juxtaposent en des rapprochements d’allure accidentelle, comme des aphorismes visuels, une sorte de parataxe graphique. Ainsi, cette brillante anthologie
d’échantillons trouve son unité dans la multiplicité.”

Biographie

Jean-Noël László est né en 1957 à Rio de Janeiro. Il vit et travaille à Toulon. Après s’être spécialisé dans les communications marginales d’artistes et notamment dans le Mail Art, Jean-Noël László, artiste et graphiste de formation, investit depuis plus de vingt ans son énergie et sa créativité dans la réalisation d’œuvres et de livres d’artiste, où il joue avec les possibles de la lettre. Ses créations figurent dans trois départements de la BNF : Tolbiac, Richelieu, Arsenal, ainsi qu’au musée Rimbaud, le musée Mallarmé et le musée de La Poste-Paris.

Contact : Jean-Noël László (@laszlojeannoel) • Photos et vidéos Instagram et sur Facebook : (2) Facebook

Jean-Noël László est un amoureux des mots, qu’il manipule avec une jubilation perceptible.

C. Gireud

Alors quoi, 2023, hommage à Arthur Aeschbacher,
55 cm x 40,5 cm. Crédit photo : Edwige Lamy