Campement avant l'ascension des Monts Célestes

A la douceur de son regard s’ajoute la beauté de sa plume, fine et féconde. Avec huit ouvrages publiés en dix ans, l’écrivain Cédric Gras poursuit son ascension littéraire, de cime en cime. En 2020, le Prix Albert Londres vient couronner son talent…

Votre dernier ouvrage Alpinistes de Staline retrace le destin de deux hommes exceptionnels, les frères Abalakov, qui ont gravi dans les années 1930 des sommets vertigineux de plus de 7000 mètres et qui ont connu, dans le même temps, la terreur sous Staline. Était-ce une enquête exaltante ? Bien sûr, sinon je n’en serai pas venu à bout. Pour fouiller aussi longuement, il faut être habité par ses personnages. A quoi cela tient, je n’en sais rien, mais j’ai adoré faire ce travail ! Contrairement à ce qu’on peut imaginer, les archives ou la recherche bibliographique m’ont plus tenu en haleine que mes échappées sur leurs traces. Les livres sont un voyage en soi. L’excitation intellectuelle est une joie merveilleuse. 

Quels ont été les moments les plus forts pour vous – la découverte de leur région, ou encore des Monts Célestes tant rêvés ? En réalité je connaissais déjà et leur région et les Monts Célestes… J’y suis revenu à cause d’eux. De manière générale, j’ai pu mener à bien cette enquête parce que je maîtrisais déjà largement son contexte historique, ainsi que son décor géographique. Mais c’est toujours un plaisir que de retrouver les Monts Célestes (ou Tian Shan) et l’Asie centrale !

Le pic de la Victoire, à 7439 mètres d’altitude, Kirghizistan. © Cédric Gras

Vous avez aussi réussi à retrouver le fils d’Evguéni, Alexeï, qui vit entouré des souvenirs de son père. Il a dû être touché par votre initiative ? Qu’avez-vous ressenti en pénétrant dans son appartement et en découvrant les photos et tableaux de son père ? J’étais ému mais déçu aussi. Il ne comprend rien à la montagne et est obsédé par la mort étrange de son père. Il fait des erreurs. L’alpinisme de l’intéresse pas, sa lecture de l’histoire est tout à fait subjective. Mais l’homme est touchant et ne sait comment perpétuer l’héritage de son père. Pouvoir contempler les tableaux de Evgueni et entendre son fils commenter, c’était malgré tout enivrant.

Appartement fils Abalakov
Alexeï Abalakov, le fils d’Evguéni Abalakov, vit à Moscou entouré des souvenirs de son père. © Cédric Gras

Le livre, couronné par le prix Albert Londres, est aussi un hommage poignant à toutes les victimes de la répression politique en Russie. Est-ce difficile de clore le sujet et de passer à autre chose ? Ce n’est pas évident. Tous ceux qui plongent dans la littérature du goulag ont du mal à refaire surface. Je me demande parfois qui en a encore quelque chose à faire au 21ème siècle. Mais il ne faut pas réfléchir à cela… Je suis heureux que ce livre existe et qu’il soit traduit dans plusieurs langues. Je suis content que cette histoire soit diffusée ! 

Le pic Khan Tengri, à 7 010 mètres dans le massif du Tian Shan, point culminant du Kazakhstan.
© Cédric Gras

Votre ouvrage La mer des Cosmonautes évoque aussi l’héroïsme, cette fois-ci des pionniers de l’Antarctique. Avez-vous aimé vivre à bord d’un brise-glace russe ? Que reste-t-il de ces rencontres avec les “poliarniki” dans les déserts de glace – des moments de joie et de fou rires ? Beaucoup de langueur et de beauté. L’ennui parfois, le désœuvrement, cet éloignement du monde qui vous en détache inexorablement. Des cathédrales de glaces flottant dans le couchant. Des rencontres avec des gens banaux partis vivre l’exceptionnel. On a ri bien sûr mais on a aussi beaucoup contemplé. En Antarctique, on contemple. C’est l’activité principale !

Brise-glace Akademik Fedorov
Le Brise-glace Akademik Fedorov, le fleuron de la flotte de recherche polaire russe, long de 141 mètres. © Cédric Gras

La Russie est un thème omniprésent dans votre œuvre, elle vous a accueilli dans ses grands bras en 2006 et cette étreinte ne s’est jamais relâchée. Qu’est-ce que vous aimez le plus en elle ? Sa géographie ! Au-delà de la Russie, c’est l’Eurasie qui m’a intéressé. Appelez-là ex-Urss si vous voulez. Cet immense continent qui nous sépare de l’Extrême-Orient, c’est fascinant. La langue russe a rajouté de la beauté à la beauté et c’est comme cela que j’ai plongé ! 

L’automne est aussi très présent, vous lui consacrez des pages magnifiques dans L’hiver aux trousses. Cette saison incarne-t-elle la splendeur de Russie ? Parlez-nous de sa splendeur ! L’automne, c’est la splendeur où qu’on soit ! En Russie, il se trouve que la taïga lui offre ses immensités. Mais l’automne est mon tableau préféré où que j’aille. La saison qui reflète la couleur de mon âme. Dans un simple parc, un arbre, que sais-je. L’atmosphère de l’automne me réjouit. 

Dans votre premier livre, Vladivostok, vous indiquez que le vrai bonheur est d’aller nulle part, est-ce encore le cas ? Quel est l’endroit rêvé en Russie pour échouer ? Ce qu’on dit dans un premier livre… ! J’aime la géographie de la désolation, c’est certain. Mais je suis moins enclin à l’errance qu’auparavant. Avec l’âge, on a envie d’avancer dans des directions précises. On fait des choix, on approfondit. Fini le temps où l’on croyait tout pouvoir embrasser ! Finie l’éternité !

Si vous aviez la possibilité de remonter dans le temps, et de revivre une journée historique en Russie, ce serait laquelle : le couronnement du tsar Nicolas II le 14 mai 1896, la parade de la Victoire le 9 mai 1945, le vol de Gagarine dans l’espace le 12 avril 1961, une autre date dans la nouvelle Russie ? Gagarine oui, mais seulement si je pars avec lui ou à sa place ! Je préférerais la parade, non de 1945 mais du 7 novembre 1941, celle où les soldats allaient directement au front au sortir de la place Rouge, alors que Moscou était assiégée par les Nazis… Mais surtout, j’aurais préféré me retrouver avec Arseniev et Dersou Ouzala dans les taïgas d’Extrême-Orient !

Les troupes soviétiques partent en guerre contre les Nazis, 7 novembre 1941.

On vous propose demain un ermitage pour écrire un nouveau livre ; quel lieu vous ferait le plus plaisir : une cabane face à la mer d’Okhotsk sur le Pacifique, une station météo dans le cercle polaire arctique, une maison sur l’Ile de Skye en Ecosse, un phare en Irlande surplombant l’Océan, ou la Bibliothèque Lénine à Moscou ?! Tout dépend de ce que j’ai à écrire ! La Bibliothèque Lénine (elle s’appelle aujourd’hui la Bibliothèque d’Etat) peut avoir un intérêt pour certains sujets ! Sinon je prends la mer d’Okhotsk, avec plaisir ! J’aime me rendre du côté des pôles, mais je reste un homme des latitudes tempérées, quitte à ce qu’elles soient froides. J’ai besoin de la forêt. Surtout si je dois y vivre.

L’écriture est-elle pour vous un voyage aussi beau que les voyages dans le Ciel, en montagne ? Bien sûr, je me demande d’ailleurs souvent si je n’ai pas fait mes plus beaux voyages dans les livres…

Vous êtes également l’auteur de films réalisés en Russie et vous participez à un nouveau projet de cinéma avec Luc Jacquet. Est-ce le début d’une nouvelle passion ? Pas certain non ! Il s’agit d’un projet de Luc. L’histoire est lointainement inspirée de mon livre L’hiver aux trousses et il a fait appel à moi pour le co-écrire avec lui. J’en suis très heureux, je découvre un peu l’univers du cinéma et une autre manière d’user sa plume. Pour le reste, je travaille à des documentaires diffusés par Arte, toujours en Russie !

Quel serait votre prochain grand rêve ? L’ascension du Pic Lénine ? Je n’ai jamais réalisé de rêve ou que sais-je. Je n’en ai pas vraiment. Je suis des pistes qui m’intéressent. J’aime la paix, le silence, la littérature, le vertige parfois. Je ne suis pas quelqu’un qui réalise des rêves. Je laisse cela au marketing. Je suis mon humeur, tout simplement !

Contempler la nature devrait être la religion de tous les hommes.

Cédric Gras, L’hiver aux trousses, Ed. Stock/ Folio
Cédric_Gras
© Cédric Gras

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